ZLEA c. Union européenne : compare-t-on des pommes et des oranges?
Kimon Valaskakis

Europe des quinze est, jusqu'à présent, l'exemple le plus réussi d'intégration régionale. Après des débuts modestes, l'Union européenne a le potentiel pour devenir une grande puissance en bonne et due forme.

Or la ZLEA est quelquefois présentée comme une super union européenne. On nous dit que l'intégration de l'hémisphère occidental va créer le plus grand bloc économique du monde, incluant 34 pays, 800 millions d'habitants et un PIB combiné de 11 mille milliards de dollars, donc dépassant celui de l'Union Européenne. Avant de s'exciter trop rapidement sur ces chiffres, il y a lieu de s'interroger sur la notion même de «bloc» économique et de comparer les deux modèles d'intégration continentale. En analysant bien la situation, on remarquera d'énormes différences autant sur les objectifs que sur les moyens.

L'hémisphère occidental : L'une pseudo-région?

La première question qu'on doit se poser est de savoir si l'hémisphère occidental constitue une véritable région socio-économique ou une simple expression géographique. L'unité présumée des Amériques pourrait n'être rien de plus qu'une illusion d'optique. Tout d'abord, notons que les distances sont énormes. Le monde atlantique est beaucoup plus petit que l'hémisphère occidental. La distance entre Montréal et Paris est de 6 heures d'avion alors que Montréal-Rio demande le double. Prétendre que la Terre de Baffin et la Terre de Feu font partie d'un même ensemble est aussi peu crédible que d'affirmer que Stockholm et Cape Town font partie d'une même région géopolitique. L'Union européenne est dans sa configuration actuelle un petit ensemble continental dont le diamètre ne dépasse pas les cinq heures d'avion. Les conditions géographiques sont beaucoup plus homogènes et les défis sont grosso modo semblables. En revanche l'hémisphère occidental comprend deux sinon trois continents très peu semblables, plusieurs zones horaires et une topographie et des climats des plus variés.

En ce qui concerne l'homogénéité socio-économique, aucune comparaison n'est possible. L'Europe a un passé commun et a déjà était unie dans son histoire, que ce soit sous Jules César, sous le Saint Empire Germanique, ou pour de brèves périodes sous Napoléon et sous Hitler. Le code napoléonien s'est implanté dans un grand nombre de pays européens. L'Europe a une culture commune et un sens de communauté où l'adjectif «euro», (avant d'être accaparé par la monnaie commune du même nom), a un contenu très palpable. «Euro-ceci», «euro-cela» évoquent un style de vie, une façon de faire les choses, une philosophie sous-jacente. La Commission de Bruxelles parle même de plages à normes «européennes». En revanche, lorsqu'on parle de valeurs «américaines» on sous-entend surtout des valeurs États-unienes et rien de plus. Notre propension canadienne de parler de valeurs «nord-américaines» pour évoquer quelque chose de commun entre le Canada et les États-Unis est certainement vaillante mais est rarement convaincante en dehors de nos frontières. A fortiori, le concept de valeurs «hémisphériques» serait très difficile à défendre. En dehors des valeurs états-unienes quelles sont ces valeurs hémisphériques?

En dernière analyse l'unité des Amériques serait ou bien une perception européenne (les filles aînées de l'Europe coloniale) ou américaine, (la chasse gardée des États-Unis protégée contre les incursions extérieures par la doctrine Monroe). En dehors de l'effet unificateur des États-Unis, l'hémisphère occidental inclut des nations très différentes. Il compte la nation la plus riche du monde, les États-Unis et une des plus pauvres, Haïti. Sur le plan démographique, les États-Unis dominent, suivis de loin par le Brésil et le Mexique, un petit nombre de nations moyennes - dont le Canada et l'Argentine - et une poussière de petites nations microscopiques. Un tiers des nations de la ZLEA ont une population combinée qui est inférieure à celle de l'Île de Montréal. Comparons les PIB des pays de la ZLEA et de l'Union Européenne: dans le cas de cette dernière, disons que la puissance économique combinée de la France et de l'Italie dépasse celle de l'Allemagne, qui est superpuissance locale; dans le cas de la ZLEA, le PIB des États-Unis est trois fois plus important que la somme des PIB des 33 autres pays, y compris le Canada. Il n'y a aucun contrepoids possible dans la ZLEA. La domination américaine est trop marquée.

Une des conséquences de ce déséquilibre des forces est que, si on veut parler d'union monétaire éventuelle des Amériques suivant l'exemple européen, il faudra cesser d'imaginer un «améro» neutre à l'image de «l'euro», avec une banque centrale interaméricaine. S'il y a union monétaire, ce sera avec le dollar américain et la Banque centrale sera la Federal Reserve. On notera que Alan Greenspan a bien informé les pays qui ont déjà adopté la devise américaine comme le Salvador que la politique monétaire de la Federal Reserve restera made in USA et ne prendra pas en compte les besoins particuliers de ces pays. L'absorption des Amériques dans la Zone dollar ne sera aucunement semblable à l'Union monétaire européenne. On voit mal pourquoi les États-Unis, seule superpuissance mondiale, accepterait de céder un partie de sa souveraineté à une mosaïque de petits pays, sous prétexte qu'ils sont situés dans un même hémisphère.

Deux visions différentes

Pour finir, la plus grande différence entre la ZLEA et l'Union européenne porte sur les finalités. La ZLEA est une extension de l'ALENA, un accord commercial assorti de quelques règles d'arbitrages en cas de conflits. Elle préconise l'intégration «passive» c'est-à-dire l'abolition des barrières et pas beaucoup plus. Il n'est pas question d'aller beaucoup plus loin, même si certains pays le souhaitent. On pourra, à la rigueur, énoncer quelques grands principes dans les communiqués finaux, mais une application sérieuse de ces principes est peu probable.

En contraste l'Union européenne est l'exemple même d'une intégration «active», dont l'objectif est le remplacement de législations antagonistes par des règles de conduite communes. L'Europe a bel et bien rejeté la notion de simple accord commercial en refusant la EFTA (European Free Trade Association) proposée au début de son processus d'intégration à la place de la Communauté européenne. Au contraire, depuis Robert Schuman et Jean Monnet, l'intégration européenne est un véritable projet de société politique et social. Son mode de réalisation est partiellement économique mais le but est plus vaste. Dans l'Europe des Quinze, le politique a préséance sur l'économique. C'est pourquoi l'UE s'est dotée d'un passeport commun européen, d'un Parlement européen, d'un drapeau avec quinze étoiles et même d'un hymne informel européen, la neuvième symphonie de Beethoven. Le droit européen a préséance sur le droit des pays membres. C'est un premier exemple de supranationalité volontaire dans l'histoire contemporaine. La mise en commun des monnaies nationales pour créer une monnaie continentale neutre est aussi un exemple d'intégration qui va beaucoup plus loin que ce qui est prévu dans d'autres intégrations régionales. L'UE cherche a construire une politique étrangère et de défense commune. Rien d'équivalent est prévu pour la ZLEA.

Pour que la ZLEA soit véritablement plus qu'un simple accord commercial, il faudrait que les accords économiques s'appuient sur une communauté hémisphérique qui a un sens profond de la solidarité et qui pourrait enchâsser cette dernière dans une charte sociale. Or on voit mal comment on motivera les Américains à se considérer socialement solidaires avec des Guatémaltèques, des Brésiliens ou des Péruviens. Dans une négociation à 34 avec une superpuissance qui peut faire la pluie et le beau temps, la marge de manoeuvre des 33 autres est très limitée. Même unie, la coalition des 33 ne fait pas le poids. A fortiori, avec des intérêts fortement divergents, le plus qu'on peut prévoir c'est une intégration passive qui limite la marge de manoeuvre des gouvernements des pays membres sans contrepartie continentale.

Quoi conclure? Abandonner les accords internationaux concernant la mondialisation et les échanges? Faire semblant que la mondialisation n'existe pas? Pas du tout. Ce qu'il faut rechercher c'est une mondialisation plus civilisée, plus humaine, plus inclusive. Cette «autre» mondialisation passe par le renouveau des institutions de la gouvernance mondiale qui est, malheureusement, le parent pauvre du processus actuel d'intégration de la planète Terre. Nous aborderons la problématique de cette gouvernance dans le troisième et dernier article.

M. Valaskakis était l'ambassadeur du Canada à l'OCDE au moment de la négociation de l'AMI. Il est actuellement président du Club d'Athènes, un projet impliquant plusieurs personnalités internationales, qui vise une meilleure gouvernance mondiale. À la veille du Sommet des Amériques, il nous livre ses réflexions dans une série de trois articles, dont voici le second.